Systèmes d’épargne et de crédit – une stratégie de développement pour les pauvres?

Par Lothar Seethaler, Responsable du programme Inde et Madagascar de Carême Suisse.
Extrait de la page « Thèmes actuels de la politique de développement chez Action de Carême »
www.fastenopfer.ch

Les avis divergent sur l’importance des systèmes d’épargne et de crédit destinés à vaincre la pauvreté: les délégués des instituts financiers internationaux (Banque mondiale, FMI, etc.) vantent les microcrédits à l’usage des petites entreprises comme des instruments ayant fait leurs preuves dans la lutte contre la misère. Ils ont trouvé chez les femmes des partenaires fiables et essaient – non sans succès – de s’appuyer sur des ONG enracinées localement pour leurs programmes de crédit. En revanche, des voix critiques rétorquent que ces petits crédits atteignent rarement ou jamais les plus pauvres. Il est souvent impossible de passer au-dessus des structures patriarcales en place et de gommer les déséquilibres des relations entre les sexes via des programmes de crédit relayés par des femmes. Souvent même, les difficultés sont accrues.

Dans le cadre d’un premier essai de bilan basé sur les expériences de partenaires de l’Action de Carême, Elisabeth von Capeller, dans le numéro 96/97 de Newsletters, a formulé toute une série d’observations critiques. Elle a notamment relevé que les objectifs des systèmes d’épargne et de crédit devaient être clarifiés au préalable avec les concernés et que la réussite des systèmes dépendait des épargnes collectives.

Le présent document doit exposer quelques réflexions fondamentales sur les objectifs et la méthode des systèmes en question permettant de choisir les solutions discutées avec la population cible concernée. Disons-le d’emblée: quand on entend coopérer dans l’esprit de l’option pour les pauvres avec des groupes de population très marginalisés et exploités, il est impossible de faire appel à n’importe quel système de crédit. Les expériences vécues ont montré que c’est un type de système d’épargne collectif ne payant pas de mine qui s’est avéré le plus durable…

Le point de départ des réflexions communes devraient être les objectifs poursuivis. On s’attachera à répondre aux questions suivantes:

  • A qui s’adresse le système d’épargne et de crédit?
  • Quelles sont les conditions de vie économiques et sociales des groupes cibles?
  • Quels objectifs peuvent être poursuivis de façon réaliste et durable?
  • Quelles sont les préférences des groupes cibles et lesquels de ces objectifs paraissent réalistes et judicieux?

Il s’agit là bien évidemment de questions à clarifier ou à négocier à l’occasion d’un dialogue entre partenaires, accompagné de façon critique tant avec les ONG locales qu’avec les groupes cibles.

Lorsque les groupes cibles sont aussi défavorisés que les partenaires de l’Action de Carême, voici les questions concrètes qui se posent:

Dans le cadre d’un premier essai de bilan basé sur les expériences de partenaires de l’Action de Carême, Elisabeth von Capeller, dans le numéro 96/97 de Newsletters, a formulé toute une série d’observations critiques. Elle a notamment relevé que les objectifs des systèmes d’épargne et de crédit devaient être clarifiés au préalable avec les concernés et que la réussite des systèmes dépendait des épargnes collectives.

  • Les groupes cibles vivent-ils en milieu urbain ou rural? S’agit-il de membres de peuples indigènes marginalisés, de petits paysans endettés, de paysans sans terres, etc.? Ont-ils accès aux ressources vitales, à la terre, au marché, à un travail correctement rémunéré?
  • Les groupes cibles sont-ils endettés, sont-ils même esclaves de leur dette ou souffrent-ils d’autres formes de dépendance économique et d’exploitation? Sont-ils discriminés socialement?
  • La production pour un marché (local) est-elle une option durable pour tout le groupe cible – ou la garantie de leur subsistance est-elle un objectif plus réaliste?
  • Comment le groupe cible perçoit-il sa propre situation d’existence lorsqu’il analyse son contexte économique et social avec l’organisation partenaire: accès au marché, endettement, joug des couches dominantes, discrimination sociale, etc.?

Si on considère et analyse minutieusement tous ces facteurs, on se rend compte qu’il y a finalement lieu de distinguer deux types fondamentaux de systèmes d’épargne et de crédit:

  • Les systèmes de crédit dont l’objectif est une production pour le marché, visant un bénéfice, et le cas échéant des activités sur le marché – et qui, partant aspirent à une meilleure intégration au sein du marché.
  • Les caisses d’épargne collectives, les banques de céréales (grain banks), etc. dont les membres cherchent avant tout à répondre à des situations d’urgence et qui garantissent la satisfaction de besoins essentiels moyennant des crédits alloués régulièrement, issus des économies propres et communes. Ce faisant, les membres préviennent l’endettement (ou le limitent), la perte de terres et la dépendance. Leur objectif est donc la garantie des bases de l’existence, de la subsistance.

Le problème majeur de la plupart des ONG – tant des bailleurs de fonds internationaux (donors) que des partenaires sur place au Sud – réside dans le fait qu’elles ne sont pas en mesure de faire cette distinction fondamentale: une idée claire des groupes cibles fait souvent défaut, ce qui bien évidemment complique singulièrement l’analyse commune de leurs conditions de vie et, finalement, rend impossible la formulation d’un objectif clair dans l’esprit de l’option pour les pauvres. Des crédits sont alors généralement octroyés pour des investissements productifs sans avoir cherché à savoir si les groupes cibles sont en mesure de réaliser ces investissements de façon durable. Le résultat est une situation dans laquelle les vrais démunis tentent, dans leur détresse, de « détourner » pour les besoins vitaux les crédits originellement destinés à ces investissements, alors que les mieux lotis qui sont en mesure d’investir de manière productive essaient de mettre les sources de crédit sous leur contrôle. Impossible, pour ces motifs, d’adresser des reproches à l’un ou à l’autre groupe. Les véritables responsables de ce gâchis sont les bailleurs de fonds et leurs idées floues, ainsi que les ONG locales qui se soumettent à la puissance de l’argent sans faire preuve d’esprit critique – en espérant des lignes de crédit.

Un exemple marquant tiré du contexte d’une organisation d’entraide locale très renommée, active au Karnataka, un Etat du Sud de l’Inde, doit aider à mettre cette situation en lumière. Il montre du même coup les pistes tracées par les organisations partenaires de l’Action de Carême actives dans la même région pour sortir de l’ornière.

L’organisation d’entraide évoquée est l’une des plus importantes de l’Etat mentionné. Elle œuvre dans plusieurs domaines: agriculture, utilisation des ressources, encouragement d’activités rémunératrices et promotion des petites industries, etc. . Naturellement, un système d’épargne et de crédit fait également partie de l’offre qui est fortement subventionnée. Les grands axes du programme de crédit sont l’encouragement des activités rémunératrices et la promotion des petites industries, donc uniquement des investissements productifs orientés vers le marché. Le programme s’adresse à tous: paysans, petits paysans, artisans et sans-terre. L’accent est mis sur l’intégration de ces derniers. Mais il faut savoir que dans le contexte indien la plupart des sans-terre sont typiquement des sans-caste, des intouchables – s’appelant eux-mêmes Dalits. Au bas de l’échelle sociale et extrêmement discriminés, ils n’ont pas accès à la propriété de la terre, au marché et même aux emplois indépendants. Les coolies reçoivent un très maigre salaire comme ouvriers agricoles, sont constamment endettés et souvent de véritables esclaves, tenus dans la dépendance par leurs dettes.

Qui s’étonnera dès lors, même après cette description succincte, que les Dalits fortement endettés se soient vu interdire l’accès aux crédits dans le cadre d’un programme de la grande ONG évoquée. Certes quelques-uns d’entre eux ont été autorisés à devenir membres des systèmes d’épargne et de crédit mais ils leur a été impossible de toucher de l’argent: comment auraient-ils d’ailleurs pu investir de façon productive puisqu’ils étaient liés par leurs dettes en tant qu’ouvriers mal rémunérés à la terre des propriétaires fonciers. Et il leur manquait par ailleurs la latitude sociale de s’activer librement sur le marché …

C’est ce que nous ont rapporté les sans-terre, hommes et femmes Dalits, dans un village dans lequel, en sus de l’organisation d’entraide en question, s’active également une organisation partenaire de l’Action de Carême: justement avec ces Dalits très endettés ou sans-terre systématiquement exclus du prestigieux programme de la grande organisation d’entraide.

Conjointement avec le conseiller indien de l’Action de Carême, les organisations partenaires locales avaient analysé la situation des groupes cibles et avaient conclu que, dans ces conditions, des investissements productifs ne rempliraient que les poches des grands propriétaires terriens et des prêteurs, même si les crédits pouvaient être effectivement versés aux sans-terre. Notre organisation partenaire commença donc à encourager les Dalits à se serrer les coudes et à épargner en commun dans leurs villages situés à l’écart des habitations des castes des paysans et des artisans. Pendant les périodes de l’année où les sans-terre ont un travail, et donc un revenu même modeste, ils mettent régulièrement un petit pécule de côté, par exemple 10 roupies (25 cents) par mois. En certains lieux, les femmes ont commencé à épargner mais on vit souvent des groupes mixtes le faire également. En plus de petites sommes d’argent, on mit également, ailleurs, un peu de riz ou de paddy en réserve. La quantité épargnée dépend des capacités des membres les plus faibles, ce qui permet de n’exclure personne. Encadrés par l’organisation partenaire, les groupements villageois des pauvres édictent des règles précises régissant l’allocation des crédits: à cet égard, la subsistance, la survie des membres est toujours la préoccupation première (voir à ce sujet l’article « La subsistance – une stratégie de développement pour les pauvres » dans Newsletter 96/97). Au cours de la première année déjà, grâce aux économies faites en commun, de nombreux crédits purent être supportés par la caisse d’épargne, des crédits que les sans-terre auraient sinon dû accepter auprès d’usuriers pour survivre. De cette manière, les membres du groupe font l’économie d’intérêts de 10% à 25% par mois ainsi que d’autres services et acquièrent une certaine sécurité. Celle-ci se renforce d’année en année tout comme augmente la confiance pour prendre de nouvelles initiatives: négociations concernant les salaires, pourparlers avec des services de l’Etat pour obtenir des prestations publiques comme l’approvisionnement en eau potable, des postes de santé, des écoles de base pour les enfants, etc. Ces expériences communes positives encouragent et renforcent les groupes cibles très défavorisés qui recommencent à célébrer leurs fêtes traditionnelles et manifestent la ferme intention de reprendre leur destinée en main…

Portés par les organisations villageoises d’exploités et de marginalisés, ces systèmes d’épargne collectifs (collective savings schemes) revêtent une importance capitale, dépassant, et de loin, la dimension économique (désendettement, etc.):

Une telle initiative commune fait prendre confiance de ses propres forces et redonne courage aux membres. La confiance dans leur capacité d’améliorer eux-mêmes leur situation apparemment désespérée est pour nombre d’entre eux une première expérience de leur dignité humaine. Les caisses d’épargne apportent un sentiment de sécurité, de solidarité et d’appartenance à un groupe. Ce n’est pas le destin ni les dominants qui décident de l’octroi d’un crédit mais le groupe lui-même, sur la base de critères qu’il s’est donnés et qui mettent la détresse des membres au rang des préoccupations essentielles.

Les organisations villageoises et les groupes de femmes qui ont été créés pour gérer les caisses d’épargne constituent une plate-forme solide pour d’innombrables autres activités sociales et religieuses: solutions communes apportées à des problèmes sociaux, résolution de conflits, organisation de festivités et pratique conjointe de la religion de chacun, etc. (voir aussi l’article « Que notre vie soit une fête » de Markus Brun ci-après).

Finalement, l’effet économique (désendettement progressif et indépendance économique et sociale) est indissociable des aspects sociaux, culturels, religieux et spirituels de ces processus d’organisation. Il s’agit là d’un processus de développement intégral à travers lequel les hommes commencent à réaliser ensemble leurs capacités, à tous les niveaux de leur personnalité, et à agir en faisant preuve d’auto-responsabilité – également et précisément dans les conflits, sociaux ou internes, inévitables avec de tels processus.

Mais cela ne doit en aucun cas signifier qu’il faut refuser le principe de crédits destinés à des investissements productifs et de l’affectation d’un certain pourcentage de la production au marché (local). Au contraire, il faut souhaiter qu’un maximum d’êtres humains aient accès à des processus productifs socialement justes, à dimension humaine et respectueux de l’environnement. La disponibilité des ressources vitales fait aussi partie de la garantie de la subsistance tout comme l’accès libre au marché et aux processus de production. Mais cette piste est interdite à d’innombrables êtres humains. L’intégration forcée au marché leur enlève encore leur peu de ressources et les expose donc davantage aux pratiques indignes que sont l’exploitation et la discrimination sociale. Le reconnaître et chercher avec les concernés des solutions adaptées, culturellement et socialement compatibles, est de notre devoir, dans la ligne de l’option pour les pauvres. Il est encourageant de constater que nombre d’organisations ecclésiastiques partenaires au Sud – à Madagascar par exemple – marquent leur intérêt pour cette voie commune.