Adieu la raison
Relation d’une expérience dont Paul dit qu’elle « eut une fantastique influence sur moi » reproduite dans Adieu la Raison avec les mots dont il s’est servi pour la décrire à l’époque :
« Au cours des années 1964 et suivantes, des Mexicains, des Noirs, des Indiens entrèrent à l’université au nom des nouvelles politiques d’enseignement. Ils vinrent s’asseoir là, mi-curieux, mi-hautains, ou simplement, mi-confus, espérant recevoir une « éducation ». Quelle chance pour un prophète en quête de disciples ! Quelle chance, me disaient mes amis rationalistes, de contribuer à l’expansion de la raison et à l’amélioration du genre humain ! Mes sentiments étaient très différents. Car il m’apparut que les arguments compliqués et les belles histoires que je racontais jusque-là à mon public plus ou moins raffiné pouvaient n’être rien d’autre que des rêves, des reflets du mépris d’un petit groupe qui, à l’aide de ses idées, a réussi à mettre tous les autres en esclavage. Pour qui me prenais-je à dire à ces gens ce qu’il fallait penser et comment ? Je ne connaissais pas leurs problèmes, bien que je susse qu’ils en avaient beaucoup. Je n’avais aucune familiarité avec leurs intérêts, leurs sentiments, leurs peurs, sachant néanmoins qu’ils étaient avides d’apprendre. Est-ce que les raffinements arides que les philosophes ont réussi à accumuler à travers les âges, et que les libéraux ont agrémentés de phrases insipides pour mieux les faire avaler, constituent la chose juste à offrir à des gens à qui on a volé les terres, la culture, la dignité et qui étaient maintenant supposés absorber patiemment, pour ensuite les répéter, les idées anémiques des expressions vocales de ces robots humains, trop humains ? Ils voulaient savoir, ils voulaient apprendre, ils voulaient comprendre le monde étrange qui les entourait – ne méritaient-ils pas meilleurs plats ? Leurs ancêtres avaient développé des cultures qui leur étaient propres, des langues hautes en couleur, des visions harmonieuses sur les rapports entre l’homme et l’homme, et entre l’homme et la nature dont les restes constituent une critique vivante des tendances à la séparation, à l’analyse et à l’égocentrisme inhérents à la pensée occidentale… Voilà les idées qui me passaient par la tête tandis que je regardais mon public, et elles m’inspirèrent horreur et terreur pour la performance que j’étais censé réaliser. Car cette performance – cela me semblait maintenant très clair – était celle d’un garde-chiourme très raffiné, très sophistiqué. Et garde-chiourme, pas question ! Je ne voulais pas en être ! »
Adieu la raison, coll. Points Sciences, page 362.
Thèses sur l’anarchisme épistémologique
Paul Feyerabend [Traduit de l’anglais par Baudouin Jurdant – Alliage, numéro 28, 1996]
L’anarchisme s’oppose à l’ordre existant, il s’efforce de détruire cet ordre ou de lui échapper. Les anarchistes politiques s’opposent aux institutions politiques, les anarchistes religieux peuvent s’opposer à la nature tout entière, ils peuvent la considérer comme un domaine inférieur de l’être, et ils peuvent vouloir éliminer son influence sur leurs vies. Ces deux types d’anarchistes ont des opinions dogmatiques sur ce qui est vrai, ce qui est bon, et ce qui a de la valeur pour l’homme. Par exemple, l’anarchisme politique postérieur aux Lumières croit en la science et à la raison naturelle de l’homme. Enlevons toutes les barrières, et la raison naturelle trouvera la juste voie. Eliminons les méthodes d’éducation, et l’homme s’éduquera lui-même. Eliminons les institutions politiques, et il formera des associations qui exprimeront ses tendances naturelles et pourront alors devenir part d’une vie harmonieuse (non-aliénée).
La foi en la science est partiellement justifiée par le rôle révolutionnaire que la science a joué aux XVIIe et XVIIIe siècles. Alors que les anarchistes prêchaient la destruction, les scientifiques démolissaient le cosmos harmonieux des époques antérieures, ils éliminaient le « savoir » stérile, transformaient les rapports sociaux et assemblaient peu à peu les éléments d’un nouveau type de savoir, à la fois vrai et bénéfique aux hommes. Aujourd’hui, cette acception naïve et enfantine de la science (que l’on trouve même chez des progressistes de gauche comme Althusser) est menacée par deux développements, à savoir par la transformation de la science, d’une recherche philosophique en une entreprise commerciale, et par certaines découvertes concernant le statut des faits scientifiques et des théories.
La science du XXe siècle a renoncé à toutes ses ambitions philosophiques pour devenir une grosse affaire commerciale. Elle ne menace plus la société, elle en est l’un des plus puissants soutiens. Les considérations humanistes y sont mises en veilleuse, de même que toute forme de progrès qui irait au-delà d’améliorations purement locales. Un bon salaire, de bonnes relations avec le patron et les collègues au sein de leur unité de recherche sont les principaux objectifs de ces fourmis humaines passées maîtres dans l’art de résoudre de petits problèmes, mais qui ne peuvent trouver de sens à rien qui transcende leur champ de compétence. Qu’un chercheur fasse une grande découverte – et la profession ne manquera pas de la transformer en instrument d’oppression.
Nous avons également découvert que les résultats de la science n’ont aucune solidité, que ses théories tout comme ses énoncés factuels sont des hypothèses, qui, souvent, sont non seulement localement incorrectes mais entièrement fausses, et concernent des choses qui n’ont jamais existé. Selon la perspective qui fut introduite par John Stuart Mill (Essai sur la liberté) et dont les propagandistes contemporains les plus bruyants sont Karl Popper et Helmut Spinner, la science est un ensemble d’alternatives concurrentes. La conception « généralement acceptée » est celle qui possède un avantage provisoire, en raison soit de quelque astuce, soit de certains mérites réels. Il y a des révolutions qui ne laissent rien debout, aucun principe inchangé, aucun fait intact.
Déplaisante par son image, suspecte dans ses résultats, la science a cessé d’être une alliée de l’anarchiste. Elle est devenue un problème. L’anarchisme épistémologique résout ce problème en éliminant les éléments dogmatiques des formes antérieures de l’anarchisme. L’anarchisme épistémologique diffère à la fois du scepticisme et de l’anarchisme politique (religieux). Tandis que le sceptique considère chaque conception comme également bonne, ou également mauvaise, ou se défend tout simplement d’émettre de tels jugements, l’anarchiste épistémologique n’a aucun scrupule à défendre les énoncés les plus triviaux, ou les plus provocants. Tandis que l’anarchiste politique veut éliminer une certaine forme de vie, l’anarchiste épistémologique peut vouloir la défendre, car il n’a aucune loyauté durable, pas plus qu’il n’a d’aversion durable envers quelque institution ou quelque idéologie que ce soit. Tout comme le dadaïste (auquel il ressemble par de nombreux traits), -« non seulement, il n’a pas de programme, mais il est contre tous les programmes » (Hans Richter, Dada »: Art and Anti Art – un excellent manuel pour la science dadaïstique), quoiqu’il soit parfois le défenseur le plus acharné du status quo, ou de ses adversaires »: -« Pour être un vrai dadaïste, on doit également être un anti-dadaïste. » Ses buts restent stables, ou bien changent, grâce à un argument, ou par ennui, ou au détour d’une expérience de conversion, ou parce qu’il veut épater quelqu’un, et ainsi de suite. Un but une fois choisi, il peut tenter de l’atteindre avec l’aide de groupes organisés, ou bien en solitaire. Il peut faire appel à la raison, ou bien à l’émotion. Il peut décider d’agir violemment, ou bien de façon pacifique. Son passe-temps préféré est de confondre les rationalistes en inventant des raisons contraignantes à l’appui de doctrines déraisonnables. Il n’existe pas de conception, quelle qu’en soit l’absurdité ou l’immoralité, dont il refuse de la prendre en compte ou d’agir sur elle, pas plus qu’il n’existe de méthodes qu’il considère comme obligatoires. Il ne s’oppose catégoriquement et absolument qu’aux normes universelles, aux lois universelles, aux idées universelles, telles que « Vérité », « Justice », « Honnêteté », « Raison » et aux comportements qu’elles engendrent – bien qu’il admette souvent comme étant de bonne politique d’agir comme si de telles lois (de telles normes, de telles idées) existaient, et comme s’il y croyait. Il peut se rapprocher de l’anarchiste religieux dans son combat contre la science, contre le sens commun et le monde matériel, que l’une et l’autre examinent »; il peut en remontrer à n’importe quel prix Nobel dans sa vigoureuse défense de la pureté scientifique. Toute cette provocation repose sur sa conviction que l’homme cessera d’être un esclave et conquerra sa dignité (une dignité qui ne se réduise pas à un exercice de conformisme prudent) le jour seulement où il sera capable de mettre à distance ses convictions les plus fondamentales, y compris celles qui sont supposées faire de lui un être humain. -« La prise de conscience que raison et anti-raison, sens et non-sens, détermination et hasard, conscience et inconscience [et, ajouterais-je, humanisme et anti-humanisme] font corps et constituent une partie nécessaire du tout – c’était là le message principal de Dada », écrit Hans Richter. L’anarchiste épistémologique peut en être d’accord – mais ne s’exprimerait certainement pas d’une manière aussi constipée.
Ayant énoncé cette doctrine, l’anarchiste épistémologique peut tenter de la vendre (ou tout aussi bien, il peut la garder pour lui-même, considérant que même les plus belles idées s’usent et se dégradent dès qu’elles commencent à circuler). Ses méthodes de vente dépendent du public. Devant un public de scientifiques et de philosophes des sciences, il produira des séries d’énoncés susceptibles de les convaincre que ce qu’il apprécient le plus dans la science y a surgi d’une manière anarchiste. Utilisant les coups de propagande qui sont les plus propres à réussir avec ce type de public, c’est-à-dire recourant à l’argumentation, il démontrera à partir de l’histoire que pas une seule règle méthodologique n’existe qui n’ait, à l’occasion, inhibé la science, et que pas un seul geste « irrationnel » n’existe qui ne puisse la faire avancer, dans des circonstances appropriées. Les gens et la nature sont des entités fort capricieuses, qui ne peuvent pas être conquises et comprises si l’on décide par avance de se limiter soi-même. Il s’appuiera largement sur les propositions anarchistes qu’ont énoncées des scientifiques respectés, comme celle d’Einstein »: -« Les conditions extérieures que constituent pour [le scientifique] les faits d’expérience ne lui permettent pas de se laisser par trop restreindre, dans la construction de son monde conceptuel, par l’adhésion à un système épistémologique. Il doit en conséquence apparaître aux yeux de l’épistémologue systématique comme une sorte d’opportuniste sans scrupule… » Utilisant toute cette panoplie de propagande au mieux de ses effets, il tentera de convaincre son public que la seule règle universelle qui peut sans crainte être déclarée s’accorder avec les tactiques que met en oeuvre un scientifique pour faire avancer son sujet, c’est que tout est bon.
Imre Lakatos n’est pas d’accord. Il admet que les méthodologies existantes ne s’accordent pas avec la pratique scientifique, mais il croit qu’il existe des normes suffisamment libérales pour que la science puisse continuer à se faire, et néanmoins suffisamment substantielles pour permettre à la raison de survivre. Pour lui, ces normes s’appliquent aux programmes de recherche, et non aux théories individuelles »; elles jugent de l’évolution d’un programme sur une certaine période de temps, et non de sa forme à une époque particulière ; et elles jugent de cette évolution en comparaison avec l’évolution de programmes concurrents, et non de manière isolée. Un programme de recherche est appelé « progressif » quand il fait des prédictions confirmées par des recherches ultérieures, et conduit alors à la découverte de faits nouveaux. Il est appelé « dégénérescent » quand il ne fait pas de telles prédictions, mais se limite à absorber les données découvertes grâce à un programme concurrent. Les normes jugent des programmes de recherche, elles ne fournissent aucun conseil au scientifique sur ce qu’il doit faire. Par exemple, aucune règle n’impose au scientifique d’écarter un programme dégénérescent – et c’est à juste titre, car un programme dégénérescent peut guérir et se retrouver en pointe. (De tels développements sont advenus dans les cas de l’atomisme, de la finitude temporelle du monde, du mouvement de la Terre. Tous ces programmes de recherche ont progressé et dégénéré à de multiples reprises, et tous font maintenant solidement partie de la science.) Il est « rationnel » de poursuivre un programme de recherche sur l’une de ses branches en dégénérescence, même après qu’il s’est trouvé dépassé par un programme de recherche concurrent. Il n’y a par conséquent aucune différence « rationnelle » entre la méthodologie de Lakatos et le -« tout est bon » de l’anarchiste. Mais il y a une différence considérable dans leurs rhétoriques respectives.
Par exemple, Imre Lakatos critique fréquemment des programmes de recherche qui sont dans leur phase dégénérescente, et il exige que tout soutien leur soit retiré. Ses normes permettent la critique, et elles permettent l’action. Cependant, elles ne l’encouragent pas, car elles permettent également le contraire : elles nous permettent de faire l’éloge de tels programmes et de les soutenir avec tout argument à notre disposition. Lakatos qualifie souvent d' »irrationnelle » une telle attitude élogieuse . Ce faisant, il utilise des normes différentes des siennes propres ; par exemple, il recourt aux normes du sens commun. En combinant le sens commun (qui est indépendant de ses normes) avec la méthodologie des programmes de recherche, il utilise la plausibilité intuitive du premier pour soutenir la seconde et pour introduire subrepticement l’anarchisme dans le cerveau du rationaliste le plus convaincu. Il est ainsi beaucoup plus efficace que moi, car les rationalistes sont constitutionnellement incapables d’accepter l’anarchisme quand celui-ci leur est présenté sans aucun déguisement. Un jour, bien entendu, ils découvriront qu’ils se sont fait avoir. Cela arrivera quand ils seront prêts pour l’anarchisme, pur et simple.
Lakatos n’a pas mieux réussi à démontrer l’existence de « changements rationnels » là où Kuhn, selon lui, a recours à la « psychologie des masses ». Les révolutions conduisent à des querelles entre écoles opposées. Telle école veut abandonner le programme orthodoxe, telle autre veut le retenir. Les normes recommandées par la méthodologie des programmes de recherche autorisent l’une et l’autre de ces attitudes, comme nous l’avons vu. La lutte entre des écoles opposées est donc purement et simplement une lutte de pouvoir. Kuhn, tel qu’il est décrit par Lakatos, a finalement raison.
Enfin, Lakatos n’a pas prouvé que la science aristotélicienne, la magie, la sorcellerie sont inférieures à la science moderne. Pour critiquer la science aristotélicienne (et d’autres pseudo-sujets), Lakatos se sert de ses normes. Comment est-il arrivé à ces normes ? Il y est arrivé à travers une reconstruction rationnelle de la science moderne « de ces deux derniers siècles ». Mesurer la science aristotélicienne avec ses normes signifie alors comparer la science aristotélicienne avec la science moderne « de ces deux derniers siècles ». Pour que la comparaison entraîne une condamnation, il faut prouver que la science moderne est meilleure que la science aristotélicienne, c’est-à-dire, a) que ses objectifs sont meilleurs, et b) qu’elle atteint ses objectifs de manière plus efficace que sa concurrente. Nulle part, Lakatos n’a montré que les objectifs de la science moderne (le progrès grâce aux « anticipations de l’esprit ») sont meilleurs que les objectifs de la science aristotélicienne (absorption des faits dans un corps théorique fondamental qui reste stable »; « sauvetage » des phénomènes), ni que ces objectifs sont atteints plus efficacement. Donc, même en prenant Lakatos pour guide, le cas du conflit entre science et sorcellerie (par exemple) est encore entièrement ouvert.
Conclusion : ni la science, ni la méthodologie des programmes de recherche ne fournissent d’arguments contre l’anarchisme. Ni Lakatos ni personne d’autre n’a prouvé que la science est meilleure que la sorcellerie et que la science opère de façon rationnelle. C’est le goût, et non l’argumentation, qui guide nos choix en science »; c’est le goût, et non l’argumentation, qui nous fait agir dans les sciences (ce qui ne veut pas dire que les décisions prises sur la base du goût ne sont pas entourées, voire complètement recouvertes, d’arguments, tout comme une pièce de viande savoureuse peut être entourée, voire complètement recouverte, de mouches). Un tel résultat ne doit pas nous déprimer. La science, après tout, est notre créature, et non pas notre maîtresse »; ergo, elle devrait être l’esclave de nos caprices, et non le tyran de nos désirs.
Bibliographie
Contre la méthode, Paris, le Seuil, 1979;
Adieu la Raison, Paris, le Seuil, 1989;
Dialogues sur la connaissance, Paris, le Seuil, 1996;
Tuer le temps (une autobiographie), le Seuil, 1996.